Sur son blog hébergé par le journal Le Temps, Jacqueline Jencquel a publié un dernier billet en guise de testament. Âgée de 78 ans, en bonne santé, elle a décidé de mettre fin à ses jours le 29 mars 2022, en recourant au suicide. J’aurais envie d’ajouter « au suicide assisté », mais la législation française l’a obligée à être seule chez elle, pour ne pas impliquer des proches. En France, le suicide assisté est passible de poursuite judiciaires.
Mon propos ici n’est pas de défendre ni de condamner le choix de Jacqueline Jencquel, mais plutôt de poser quelques jalons d’une réflexion personnelle.
Une maladie incurable
Une maxime affirme « La vie est la seule maladie mortelle sexuellement transmissible. » Pour sa part, Jacqueline Jencquel affirmait avec conviction : « La vieillesse est une maladie incurable« , tel est le titre de son blog. Elle y défendait le droit à l’autodétermination, portée en France par l’A.D.M.D (Association pour de droit de mourir dans la dignité; une même association est active en Suisse sous le nom d’Exit), la liberté de choisir l’heure de sa mort et avait cette formule « l’interruption volontaire de vieillesse ».
J’avoue qu’au début, j’avais du mal avec les propos de Mme Jencquel, ils me mettaient mal à l’aise, trop revendicateurs. Mais, la lecture de ce dernier billet m’a réconcilié avec ses opinions. En y repensant, je me dis aussi que ce que j’ai pu voir dans des homes pour personnes âgées tendrait, au moins pour une partie, à lui donner raison.
Ce qui a motivé son choix, et d’ailleurs elle ne s’en est jamais cachée, c’est la « décrépitude » liée à l’avancée en âge :
(…) j‘ai l‘âge de mourir. Le danger est de vieillir encore plus. La dépendance et la décrépitude me font bien plus peur que la mort. Je ne veux pas devenir plus vieille. C‘est mon choix.
Jacqueline Jencquel, sur son blog
Vieillir, souffrir, mourir… Où sont mes peurs ?
Voilà qui pose une question essentielle et qui m’a souvent été partagée en ma qualité d’aumônier : ce n’est pas tant la peur de mourir que de vieillir ou souffrir qui inquiète. Être une charge, perdre son autonomie, son indépendance, l’image qu’on a de soi, faire le deuil de qui j’ai été et la peur aussi de qui je pourrais devenir avec son lot de dépendances.
Une réponse à ces peurs est de pouvoir choisir soi-même le moment où demain serait le jour de trop.
Si la France interdit toute démarche de suicide assisté, la Suisse l’autorise (ou plutôt ne le condamne pas) :
Article 115 – Incitation et assistance au suicide
Celui qui, poussé par un mobile égoïste, aura incité une personne au suicide, ou lui aura prêté assistance en vue du suicide, sera, si le suicide a été consommé ou tenté, puni d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire.
Code pénal suisse
Résidant en France, Jacqueline Jencquel, ayant renoncer à s’exiler, a été contrainte de mourir seule :
Devoir se cacher pour mourir, voilà ce à quoi nous sommes réduits si nous refusons de vieillir au-delà du seuil qui nous paraît acceptable. Et si nous sommes malades, il faut s‘exiler si nous ne voulons pas finir dans une chambre d‘hôpital, perfusés et ventilés. Infantilisés dans le meilleur des cas et maltraités dans le pire. On l‘a bien vu pendant le premier confinement: il fallait nous protéger sous prétexte que nous étions vulnérables, donc nous enfermer sans plus revoir personne, puis mourir étouffés (…)
Je meurs seule. C‘est vrai. Mais je suis chez moi. Je regarderai intensément le visage de mes enfants avant de fermer les yeux pour toujours. Je penserai à tout l‘amour qu‘ils m‘ont donné et que je leur ai bien rendu.
Jacqueline Jencquel, sur son blog
Vous n’aurez pas ma liberté de mourir
Et nous voici au cœur de la démarche du recours à l’autodétermination. Permettre à chacun de choisir, d’user d’une (dernière et ultime) liberté qui est la sienne, soit. Mais, l’être humain est un être de relations (plurielles) : famille, amis et connaissances, voisins, collègues… Combien de personnes composent notre entourage proche ou plus lointain ? Et qu’est-ce que cette liberté individuelle (vue par certains comme égoïste) implique-t-elle pour eux, pour elles ? Cela est d’autant plus vrai dans un établissement de soins, où les soignant·es peuvent se retrouver désemparé·es voire ne plus pouvoir assurer leur accompagnement d’un·e résident·e qui a pris la décision de mourir.
Je n’ai pas lu si la décision de Mme Jencquel a été annoncée, partagée, discutée avec ses enfants et sa famille. C’est le reproche que je pourrais faire à ces associations promouvant l’autodétermination : si chacun a des droits et des libertés, chacun a aussi des responsabilités vis-à-vis des autres et de la société.
La dignité est souvent au coeur même de la décision; c’est la motivation souvent avancée : garder sa dignité… jusqu’au bout ! La dignité n’est pas une valeur objective, quantifiable. Elle est propre à chacun·e. Ce qui me paraît digne à moi ne le sera pas forcément pour vous qui me lisez.
La dignité peut être de mourir avant que la « décrépitude » ne s’installe. La dignité peut être de vivre le mieux possible l’existence jusqu’aux derniers jours, aux dernières heures, aux derniers instants, au dernier souffle.
La pandémie avec son lot d’interdits nous a mis face à un dilemme : vie ou survie ? Protéger des personnes à risques, oui mais en les privant du même coup, de visites, de relations, de funérailles. La vie n’est pas qu’une addition de réactions physiologiques, elle est d’abord et surtout relations. Et pour certaines familles, ces privations ont eu des relents de mort. Nous y avons été confrontés plus ou moins de plein fouet.
Jacqueline Jencquel le relève et avec raison je crois : « on ne se prépare pas (ou mal) à mourir. »
(…) On fait de la pub pour des cercueils, des tombes, des couronnes mortuaires. Et ces pubs vous affirment qu‘il faut préparer sa mort. Ce n‘est pas préparer sa mort que se soucier de son cercueil, puisqu‘une fois dedans, on sera déjà mort.
Jacqueline Jencquel
Confiance… Aujourd’hui
Je l’ai constaté à maintes reprises : la mort, avec sa part d’inconnu, d’irrémédiable, fait peur. Elle porte encore sa part de tabou, alors que, et j’en suis convaincu, elle fait partie de l’existence. Ma foi me fait dire que si notre passage sur terre est limité à un certain nombre d’années, elle est promise à un avenir autrement, dont les contours me restent totalement inconnus. Pâques et la résurrection, sans répondre au comment, me donnent cette confiance.
Et moi ? Je ne peux répondre que de manière ouverte et temporelle. Aujourd’hui, la cinquantaine à peine entamée, en bonne santé, je privilégierais un accompagnement palliatif. Mais qu’en sera-t-il dans dix, vingt, trente ans, si Dieu me prête vie ? Si une maladie chronique et douloureuse s’installe ? Penserai-je alors à la « bonne mort » ? Aujourd’hui, à l’heure d’écrire ces lignes, je ne sais pas. Je fais confiance à la vie, à mes proches, à Dieu… Et moi-même.
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